Série Le Dictionnaire étalé

En 1948, Roberdhay déambule dans les rues de Paris à la recherche de son âme. Chez un bouquiniste du quartier Rochechouart, il dégote un vieux dictionnaire dépareillé qui correspond à sa recherche et décide d’en faire une série, une série des objets perdus, sans âme, en errance, qui, pourtant, nous interpellent par leur passé, qu’ils l’aient vécu ou supposé l’être, au service de l’homme. Il tente de trouver une cohérence artistique qui fait la personnalité d’une oeuvre.

Le dictionnaire, un Petit Larousse illustré de 1911, paru donc avant la première Grande Guerre, est un gros livre relié de plusieurs cahiers épais. Roberdhay jette son dévolu sur les pages, les découpe, les réassemble pour en faire un thème choisi. Il décompose le dico-objet pour le mettre à plat, le transformer en un sujet lettriste, à la lumière du Lettrisme récemment découvert, qui lui est très cher et qu’il retrouve partout où il passe, depuis les journaux et leurs annonces, les publicités du Métro, jusqu’aux panneaux de la Ville, les devantures des magasins, des cinémas. Il est évident qu’il est mû par la passion car il se soucie comme d’une guigne des problèmes financiers, des obstacles de temps et même d’espace : l’art illumine, il l’accompagne dans son voyage dans la vie, cela fait partie de son quotidien, de ses lectures, de son travail, de sa façon de regarder le monde, d’apprécier son entourage, un lieu, une maison ou même de voir quelqu’un, de sa philosophie de vie. Il choisit du dictionnaire fatigué certaines pages, celles avec des illustrations dessinées à la main, la photographie étant plutôt rare à l’époque de l’édition de l’ouvrage. Il les colle sur la toile, qui, soit dit en passant, est une feuille de papier bristol de très bonne qualité qui sera, plus tard, marouflée sur toile. Il fait revivre les vieilles pages, les mots surannés, les objets disparus, les métiers éculés pour en faire une série : le dictionnaire étalé, ou bien : mots dans le dictionnaire.

Il tente de retrouver l’atmosphère originelle qui entoure chaque lettre et les êtres, le mouvement dynamique cosmique dans lequel baigne toute chose et tout être. Il veut les faire participer à l’universel mouvement de la création lettriste, artistique, les y intégrer, les faire mouvement lui-même, avec chez lui, ce souci majeur d’humanité et d’universalité. La page principale de chaque lettre est choisie par prédilection puisque c’est déjà en elle-même un tableau lettriste. Chaque lettre est le sujet d’une toile, c’est-à-dire d’une feuille, qui est définitivement le support des collages, de la peinture à l’huile ou acrylique, des rajouts d’objets épars, d’images découpées dans d’autres livres, journaux ou magazines. Pour paraphraser André Malraux, il s’agit dans ses choix d’une constante humanisation du cosmos et dans sa peinture, d’un constant pouvoir de poésie.

La promenade du dictionnaire étalé est fructueuse, riche de mots et de sens, elle dirige vers d’autres promenades, d’autres fragments de mots et de lettres, d’autres citations et incite à la rêverie par associations d’idées. De nouveaux horizons s’ouvrent sans cesse, des cheminements à l’infini, des croisements de sens et des bifurcations d’idées, de jeux de mots lettristes qui débouchent sur de nouvelles images que le lecteur ou le spectateur, toujours interpelé par l’œuvre, est obligé de découvrir, d’y participer, d’y souscrire, d’y vagabonder. Invitation au voyage, à suivre tous les itinéraires, à ouvrir toutes les portes, à entrer dans l’univers de l’artiste, par ordre alphabétique, univers qui n’est qu’un désordre réorganisé et guidé parmi les multiples possibilités.

                                                                                                                 

A

Le signe fascine

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. 75×102 cm. Signé en bas à droite et daté : Roberdhay, 49.

Le titre est inscrit en bas à droite à la peinture noire : …Le signe fascine. Il est répété en haut à gauche dans la marge : Le signe fascine …et la vie aussi. Le signe fascine : c’est un jeu de mots sur les consonances des mots eux-mêmes. La lettre A est calligraphiée au milieu du tableau au fusain, au crayon et à la peinture, ornée d’enjolivures entrelacées, à la façon de ces scribes qui avaient le calme pour compagnon et la tranquillité d’âme pour amie. Elle est englobée à l’intérieur de grands ronds, sept au total, pour noter que la première lettre de l’alphabet est une majesté restée secrète, à l’intérieur de ses palais. Le premier A du milieu est englobé dans un deuxième rond où l’on retrouve encore plus de mots qui débutent par A. Il n’y a rien d’absurde, le A du milieu est comme une pierre qu’on lance au milieu d’une mer d’encre et des ronds concentriques s’éloignent de leur source en occupant l’espace, de cause à effet : c’est ainsi que tout se meut. Le A déambule au travers des pages étalées du dictionnaire éclaté, il se retrouve partout où des mots naissent et ont besoin d’une voyelle pour se consoler. On devine le travail long et laborieux pour réaliser cette lettre calligraphiée aux proportions cohérentes. Bien qu’elle-même soit très élaborée, elle est accompagnée de graffiti jetés à tout va sur les pages typographiées du dico.

Roberdhay s’affirme comme un artiste du Lettrisme dont la production est remarquablement interdisciplinaire même s’il n’a pas accédé à toute la panoplie des procédés de l’art, films, photos, virtuel, technologies virtuelles, etc. mais il a écrit et il a expédié un livre à Gallimard, ce qui l’a fait rire, tant est que l’humour assure un rôle libérateur. Au lieu d’être terrifié par ce que peuvent en dire les gens, il a choisi le pinceau plutôt que la plume, le dessin et la peinture plutôt que l’électronique.

Les collages sont une façon de superposer plusieurs histoires à la fois et permettent une ambiguïté qui titille la curiosité. Ces détours sont liés à une démarche personnelle et sont le fruit de recherches incessantes autour d’un sujet, d’un thème à développer avec les fondamentaux. Contrairement à cette lettre sage en monochromie, de chaque côté, deux carrés multicolores tranchent par leurs feux. Il y a un mot inscrit à droite : Mendâla, Âla c’est Dieu en islam, alors mendâla, c’est à la grâce de Dieu en judéo-arabe parlé. Comment naquit le A ? Il faut remonter à l’origine des temps, à Elohim, Dieu, dont la première lettre en hébreu est le aleph biblique, une consonne imprononçable si ce n’est avec la voyelle qui l’accompagne. Il faut remonter aussi à Âllah de l’islam, c’est-à-dire à la Divinité perçue toute-puissante, et aussi au premier cri de l’enfant, à la respiration des carpes qui disent Ah sans faire de bruit pour respirer, à la surprise de voir un bourgeon pousser là où il paraissait n’y avoir rien auparavant. Ce A qui fascine, signe et persiste, c’est l’arbre de vie avec ses racines qui courent sous la terre et ses frondaisons qui jaillissent vers le ciel.

                                                                                                                                                   

A

« Aa » B

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Deux bâtonnets plats de bois verticaux. 75×102 cm. Signé en bas à droite et daté : Roberdhay, 47.

Le titre est inscrit en haut à gauche à la peinture noire : « Aª » B. A petit a B, la suite a été en partie sciemment effacée à la peinture et reste indescriptible. Le A trône au milieu de la toile avec les dessins qui l’entourent, représentant des mots qui commencent par cette lettre. En français, le A ne veut rien dire par lui-même si ce n’est qu’il comporte en potentiel des mots. La lettre est d’abord un signe qui désigne un certain son, un phonème ou un mélisme. Un ensemble de signes phonématiques constitue un mot, lequel s’allonge à son équivalent sonore global, sa prononciation. Avec toutes les lettres, l’homme construit les mots du langage qui servent de véhicules à des significations idéales, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait d’un objet, d’un élément, d’une notion. Le A commence tout alphabet et tout commencement contient en lui, en potentiel, tout le reste, toute la continuation après lui. En l’érigeant en métaphore de toutes les lettres, il contient en lui toutes les autres lettres, donc toutes les postures des lettres. C’est alors que le A, en se contorsionnant,  fait bien penser à des postures du corps : celle de l’arbre, de la boule, de la charrue, de la droite, etc.

Pour le Lettrisme de Roberdhay, les lettres sont les corps simples des mots composés par elles et qui renvoient à la forme des lettres, pour une vision graphique et picturale de l’alphabet. Dans la vision de la lettre, la forme ne fait pas encore sens et il y a comme une invitation à sortir du sens préexistant afin de rencontrer un champ nu de sens, une plage vierge, un degré zéro qui deviendrait le lieu essentiel d’une régénération, d’une transfiguration et d’un dynamisme de la signification. Mais il est possible de ne pas tenir compte de cette finalité de la lettre, de ne plus l’envisager comme un corps simple mais aussi comme une simple forme, un certain graphisme composé de divers segments d’orientations variées. Lorsque la finalité de communication du langage de la lettre disparaît, qu’elle est mise de côté, celle-ci n’est plus une lettre, elle devient une forme graphique. Par exemple le A serait la forme du taureau. L’émergence d’une signification de la lettre autre que sa fonction d’appartenir au système du langage provoque un sentiment nouveau, une impression neuve, une réflexion élargie.

Cette expérience d’évidement de la signification du sens de la lettre, ce passage du sens à la forme graphique est celle que Kandinsky a faite pour passer de la forme des objets du monde extérieur à celle des objets et formes intérieurs. C’est un apprentissage de déconstruction de type phénoménologique qui consiste à retrouver le sens vivant, la tonalité forte et profonde d’être face à une nouvelle interprétation, sous la sédimentation du sens habituel qui a émoussé le regard et fatigué les sens. Ces remarques aident à comprendre le moment essentiel de l’expérience artistique où l’artiste pose sa pensée sur la toile vierge quand il la conduit dans l’univers du Lettrisme. Il n’a pas de grille supposée et préfabriquée des interprétations des formes graphiques qui prétende à une validité universelle et absolue mais tout est processus en devenir. Au commencement était le point qui dessina la lettre qui composa des mots pour que l’homme vivant parlant puisse dire des choses qui ont un sens. Au commencement était le point, puis vinrent la ligne et la surface. Au commencement du A, il n’y a qu’un point d’où découlent une jambe puis l’autre et la barre transversale souligne la surface. Le A occupe toute la toile.

                                                                                                                      

B

Souvenirs, souvenirs

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflée sur toile. 75×102 cm. Signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1949.

Un titre en bas à droite au crayon noir : souvenirs, souvenirs, R, 1949. C’est une chanson. Souvenirs d’un autre tableau ou le B est prépondérant. La deuxième lettre de l’alphabet est très précieuse : aleph en est la première et avec le bet, toutes les deux forment l’alphabet. Elles proviennent de l’hébreu et ce sont d’ailleurs les mêmes lettres qui ont passé dans l’alpha et le béta grecs. C’est le commencement du Lettrisme.

Le B représente la dualité d’en haut et d’en bas avec ses deux étages fermés bien distincts ou ses deux fenêtres, contrairement au A qui campe bien en équilibre sur ses deux jambes ouvertes vers le bas mais unies à leur tête, comme une échelle dont le sommet semble se rejoindre là-haut dans le ciel. Le B, quant à lui se tourne vers les autres lettres de l’alphabet qui suivent. Souvent, pour aller de A à B pourtant si proches, il faut cependant passer par un labyrinthe, métaphore de la vie ici-bas, condition nécessaire et obligatoire, bien que transitoire, de l’humanité. Ce labyrinthe dessine vraiment un tableau lettriste. Une inscription en haut à gauche : Haut, comme si la toile était un emballage délicat, à manipuler avec précaution, sans la retourner par mégarde, mais la mention Bas ne se trouve nulle part ici. Les souvenirs ne se trouvent qu’en avant dans la mémoire, là-haut,  sans aucun bas puisque le tableau, ou l’histoire humaine, est ce bas-même. Au milieu du tableau un buste féminin, les yeux grands ouverts, intime le silence, comme si ce souvenir a besoin de calme et de tranquillité pour revenir à la mémoire. Le tableau est né d’une rêverie au sens étymologique, c’est-à-dire de la promenade, un retour aux souvenirs, à la recherche de notions précises définies dans le dictionnaire étalé. Cette aventure artistique, cette rêverie, cette promenade à la recherche du sens se fait à tâtons à travers les mots qui, par la proximité géographique ou alphabétique de termes divers, renvoient à des domaines différents et produisent souvent de curieuses et étonnantes associations d’idées.

Alors que l’aventure du monde mène les hommes au risque de toutes les errances, de tous les échecs, de toutes les désespérances, l’homme vrai, l’artiste authentique et honnête, en justification avec l’unité des valeurs, garde en sa mémoire l’expérience des recommencements. Cette mémoire du secret des origines lui donne la force du « Revenir », à la source de toute création, de reconnaître l’origine de toute chose et de faire acte d’humilité devant l’œuvre qui est tournée vers une poursuite collective du projet à réussir de l’homme. Mais, sans doute, le bas n’existe pas de la même existence dont on a l’intuition dans le Haut et sous l’inscription Haut de la toile un collage des lettres ut, c’est-à-dire une note de musique, premier degré de la gamme de do, musique que doit chanter l’homme pour louanger celui qui lui fournit toute abondance et toute muse. Avec la lettre B unie au ut symphonique, il s’agit du but que l’homme doit atteindre pour aboutir. Ce but et cette finalité sont en potentiel à l’origine et l’homme  doit exprimer à l’effectif, mission qui comporte des hauts et des bas, mais les bas sont contingents, ils sont secondaires par rapport au Haut idéal. C’est vrai, en bas, il y a une boule noire d’obscurité mais l’artiste a un parti-pris d’optimisme puisqu’il tente de faire passer à autrui son courant d’âme, acte d’altruisme bienvenu qui sauve finalement le monde. Alors les lettres A et R sont inscrites dans la lumière jaune d’un soleil éclatant. Un chronomètre indique que le temps du monde apparaît comme le lieu de cette histoire, de cette tentative, de cette aventure de donner l’être à autre que soi, à autre que lui. A côté du visage, la lettre B apparaît entourée de dessins représentants des mots qui commencent par elle : balance, bêtes, bannière, balustrade, boxe, blasons, mots qui indiquent tous la séparation, la particularité, l’animosité ; le bonheur n’étant qu’une invention pour calmer les esprits faibles.

En n’allant jamais droit au but, en se laissant guider par le choix aléatoire ou voulu des mots du dictionnaire étalé sur la feuille contrecollée sur de la toile, nous déambulons dans la rêverie de l’artiste, guidés par son âme. Par les rencontres étranges que produit l’ordre alphabétique, nous découvrons ainsi ce qu’on n’oublie jamais : la vraie culture, c’est-à-dire la joie de découvrir la vérité du monde par le truchement des lettres et des mots, le plaisir, la passion d’être humain, de faire partie de l’humanité.

                                                                                                            

C,

Coulée d’encre

Photographie de la toile en processus.

Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Coulée d’encre séchée collée. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48.

Le titre apparaît en peinture noire en haut, à gauche : Coulée d’encre. Au-dessus dans la marge, une mention : Coulée d’encre, encre d’imprimerie, ouverture. En ouvrant une boîte d’encre blanche d’imprimerie pour éclaircir une couleur ou pour mélanger un pastel, on voit que la couche supérieure d’encre a séché. On prend une spatule et, dans un geste circulaire, on ôte la pellicule sèche avec de la bonne encre par-dessous pour découvrir la bonne matière à utiliser. On nettoie la spatule de l’agglomérat en la raclant sur un papier. En séchant, l’encre s’étale, la pellicule sèche se mêle à l’encre fraîche et forme des coulées intéressantes.

 Roberdhay a collé cette coulée d’encre au milieu de la toile et a renforcé son contour avec de la peinture blanche pour dégager une tête de profil, un cou, un menton, une bouche, un nez, une oreille, un cerveau avec ses protubérances, ses lobes, ses scissures, ses circonvolutions. Cette tête obtenue de façon aléatoire par la coulée d’encre fait penser au Cogito ergo sum cartésien, je pense donc je suis, constatation fondamentale qui permet à René Descartes de construire sa pensée, sa doctrine du Discours de la méthode sur une certitude, une évidence de la pensée qui permettrait d’être. Être ou ne pas être comporte toujours deux branches d’une alternative étonnante adoubée à une question existentielle préoccupante. Mais tout être pensant existe-t-il vraiment ? Les Sages du Talmud ont opté que pour être, il faut parler et dire dans la réalité quelque chose en rapport avec la vérité. Un être parlant disant quelque chose, c’est l’homme, le prophète biblique. Tandis que l’image dans la pensée, c’est l’idole. L’idole commence par se faire au niveau d’une image de la pensée. Lorsque la Bible dit (Exode XX, 4) : « Tu ne te feras pas d’images », cela vaut d’abord pour la pensée. Les images de la pensée, ce sont les mythes, et ce sont les images les plus dévastatrices au point de vue de l’idolâtrie. L’image de la pensée, lorsqu’elle devient mythe, a une vie propre et c’est en général le commencement de ce terrible orgueil des fondateurs de religion, où le fondateur est pris pour Dieu. L’instrument du salut pour arriver à cet être, c’est la réussite de la loi morale. Cela est vrai à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle.

Débutant par la lettre C, nous avons le cheval, le chevalet de l’artiste qui évoque la silhouette humaine, le combat et le champignon mais le grand absent est bien le corps dans ce tableau, surtout le corps féminin si cher à Roberdhay. Les lettres de son Lettrisme sont en général au féminin alors qu’en français elles sont au masculin. Le mot lettre lui-même est au féminin alors que paradoxalement, les lettres sont au masculin. Peut-être que pour lui le corps de la femme comme celui de l’homme, n’est pas à prendre seulement comme un objet corporel, un élément de l’impersonnel, ce qui serait un crime de lèse-majesté, mais étant l’enveloppe de la personne humaine, il faut le respecter à l’infini, comme la personne elle-même. Un genre de chronomètre en haut à gauche égrène le temps inlassablement en partageant les deux tranches de temps, le passé en gris et le futur en clair, et indique malgré tout le temps présent. Au-dessus de la coulée d’encre en forme de tête, un cube apparaît, un dé dans ses chiffres duels 2, 4, 6, bien que l’on sache que le cube a six faces, le 1, 3 et 5 sont occultés par l’aplat de l’image. Le chiffre six désigne le cube aux six faces, prototype de l’espace complet, avec ses six faces, référence aux six vents de l’étoile des vents et les quatre points cardinaux en rajoutant le haut et le bas, et ses douze arêtes, référence aux douze Tribus, génératrices d’histoire donc d’amour. Alors que le C est la troisième lettre de l’alphabet, cela ne l’empêche pas de commencer paradoxalement le chiffre cinq.

Bien sûr, tout le monde connaît le calembour usuel qui transforme le cogito ergo sum, je pense donc je suis en coïto ergo sum, je fais l’amour donc je suis. Pour nous dire que le coït ne doit pas être un plaisir égoïste mais bien un acte d’excellence que l’on doit faire ensemble ; car le coït, selon l’étymologie latine coïre, c’est au sens propre aller ensemble.

                                                                                                                

D

Prenez du champ

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Enveloppes de différentes grandeurs. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48

Le titre apparaît en haut à gauche à la peinture noire : Prenez du champ et faites-en un rôti de veau, leau, leau. Peut-être s’agit-il de Marcel Duchamp ? Un jeu de mots lettriste : Prenez Duchamp et faîtes-en un rôti à vau-l’eau, un rôti qui va à sa perte, un rôti qui fait mal au ventre. On a pris Duchamp et on en a fait toute une cuisine en déroute, en déconfiture. Ou bien : Duchamp en a trop fait à son époque pour choquer ses semblables au lieu de penser à l’art et il a transfiguré une chose simple en veau d’or qui va à leau-leau, lolo étant le lait de Perrette qui a cassé le pot au lait, que l’on rappelle pour signifier la perte d’illusions. Une inscription énigmatique entre parenthèses veut nous expliquer ce titre curieux qui sent la bonne cuisine : (Un Myrna l’oie Bloy) (Si v[ous] voulez), qui ne dit rien à ce jour, si vous le voulez bien. A vau-l’eau, de suivre le fil de l’eau, concrètement : descendre le long des torrents, en suivant la pente de toutes les rivières, gonflant les fleuves qui vont tous à la mer, et la mer n’en est pas remplie. Selon Kohéleth, L’Ecclésiaste (I, 7), les fleuves dirigent invariablement leur cours vers l’endroit qui est leur assigné. C’est peut-être en contemplant les eaux bouillonnantes d’un torrent que Marcel Duchamp a vu au travers des vagues le mouvement et pour le figurer, il a déployé ses Nus ingambes en éventail. L’artiste introduit l’objet réel dans sa composition. Collages, enveloppes, feuilles et images à l’intérieur de l’enveloppe. Au milieu, vingt-quatre carrés en papier découpé, sont les étapes, les applications d’une même démarche : remplacer la représentation des choses par leur présentation. De plus, c’est la première lettre de l’alphabet qui commence aussi un chiffre : deux, qui finit la décade : dix, douze étant l’extension du dix et du deux.

Tout se passe comme si Roberdhay, dans l’exécution technique de son tableau, dans la minutie des collages découpés, dans la perspective académique des pages sages du dictionnaire, se laissait soudain emporter par une frénésie du geste, une accélération déflagrante des traits de pinceau. Une kyrielle de paraphes saccadés, un faisceau désordonné de lignes, impriment un mouvement dramatique au motif avec une rapidité qui devient vertu. Bien que le collage et l’intégration d’objets directement empruntés à la vie de tous les jours ne soient pas nouveaux, l’insertion d’objets manufacturés dans le champ de la pratique picturale reste pour l’artiste sa façon de sublimer le quotidien, de faire reculer les limites de l’espace environnant et de renforcer le fait pictural. Les enveloppes ouvertes et fermées, avec leurs numéros de référence collés sur chacune d’elles, contiennent des images, des textes et des écrits qui représentent l’intervention disruptive d’un objet domestique. L’objet commence aussitôt à œuvrer pour lui-même et à aiguillonner la curiosité : on a envie de suite de voir ce que peut bien contenir l’enveloppe, alors que la toile inscrit une infinité de scènes qui devrait suffire à la réflexion.

Dans tous les cas, alors que les objets sont en relief, la lettre est perçue comme un aplat dans l’exercice habituel de la lecture, généralement disposée sur un support bidimensionnel, livre, journal, affiche, toile. Le subtil relief obtenu du report de l’encre par la presse qui le fonde crédite l’œuvre où l’a lecture se transporte. Ce relief de l’encre sur le support, de la peinture sur la toile est infinitésimal, n’est que second bien que non secondaire. Comme toutes les autres lettres de cette série du dictionnaire étalé, la lettre D exerce une fonction de frontalisation à l’inscription des mots et favorise, par un effet d’entraînement, à l’aplatissement de l’image dont la toile est le terrain privilégié. Le D est la surface fermée, définitive, la pudeur excessive transformée en pudibonderie et faisant obstacle à toute créativité extérieure qui doit nécessairement être tournée vers autrui. Cette lettre est la pauvreté-même puisqu’elle ne s’ouvre à personne et garde jalousement sont intérieur de façon hermétique. Cependant, avant de se tourner vers l’extérieur, il faut être capable de s’enfermer pour enrichir son esprit, pour faire travailler son intellect. Il fallait bien qu’il y ait cette lettre dans l’alphabet et elle s’est insérée entre les lettres C et E qui sont, elles, entièrement tournées vers l’extérieur.

                                                                                                               

E

Le fil d’Ariane

Photographie de la toile à venir

Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Pelote de fil attachée à une tringle collée. 75×102 cm. Signé et daté en bas à droite, Roberdhay, 48.

Le titre apparaît en peinture noire en haut, à gauche : Le fil d’Ariane, ou avec du vieux, faisons du neuf pour des aubes nouvelles. Une mention inscrite au crayon noir dans la marge est illisible et cachée par un papier kraft gommé collé. En bas, une autre mention, un jugement sur la réalité : Epoustouflant, n’est-ce pas ? Un couple heureux à gauche de la toile nous rappelle le mythe : Ariane, au moyen d’un fil, aide Thésée à sortir du Labyrinthe ; mais il l’abandonne et elle épouse un autre, Dionysos. Histoire à dormir debout que l’on nomme du terme de mythe, mais c’est quand même une belle histoire que l’on rencontre de façon banale de nos jours : des hommes et des femmes, qui ne se connaissent pas forcément, s’entraident à l’infini mais oublient de se marier et cherchent vainement ailleurs ce qu’ils ont sous les yeux, à portée de mains ; heureusement, le contraire arrive aussi, des amis d’enfance, des jeunes du mouvement de jeunesse ou des bandes se marient parce qu’ils se connaissent et ont déjà vécu une histoire ensemble. Au milieu, des ronds noirs de diamètres différents, traversés par la tringle ou l’aiguille qui supporte la pelote de fil,  font penser à la position de la Terre, de la Lune et du Soleil au moment d’une éclipse. Une chanson d’enfance : tourne, tourne l’aiguille, ma fille… Dans le rond noir intermédiaire, un coq tout en couleurs claironne l’apparition du soleil après l’éclipse, alors que l’agriculteur, le regarde, étonné de l’entendre chanter en plein jour. Une odeur revigorante de terre retournée et d’humus frais s’élève.

La mécanique des étoiles ne cessera d’étonner l’humanité. Les climats, les saisons, l’astronomie, la gravitation universelle sont en étroit rapport avec le psychique de la mentalité humaine, avec la vie en général. Pour comprendre tout cela, il faut le fil d’Ariane qui sauve du Labyrinthe. Mais qui sauve Ariane ? Le fil ou bien son esprit d’initiative qui l’a poussée à agir pour retrouver le chemin de la liberté ? Epoustouflant de voir l’ingratitude de celui qu’elle a sauvé en l’abandonnant à un autre. Peut-être ne l’a-t-il pas méritée ? Peut-être un autre vaut-il mieux que lui ? Elle ne lui était pas prédestinée et un autre l’a reçue. Mais il ne s’agit pas seulement d’Ariane et c’est une métaphore : la vie est remplie de ces choses époustouflantes qui rebondissent et se retournent, souvent à l’encontre de notre volonté, parfois en accord avec elle, dans un imbroglio incompréhensible, dans le tourbillon de l’histoire, jusqu’à ce qu’enfin se dégagent une compréhension et un sens qui éclairent tout de leur lumineuse évidence. A droite, un contour noir détermine un portrait de profil qui comporte des ronds lui-aussi, non pas noirs mais en couleurs. Ce Labyrinthe, ce maelström de la vie qui, sans cesse, travaille l’histoire, ne serait-ce pas le résultat de ce qui se passe dans le cerveau générique de l’humanité, dans la mémoire universelle des mondes entiers ?

La pelote de fil n’est pas défaite, elle n’est qu’à son début, l’histoire est encore en son milieu tant que n’est pas apparu l’être authentique de moralité, projet divin de l’histoire pour l’homme. Tout est encore en potentiel, à découvrir à l’acte. Malgré l’épaisseur d’histoire vieille parcourue, le neuf qui attend, une fois découvert, surprend toujours.

                                                                                                                

F

Vivre

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 1948.

Le titre apparaît en haut à gauche en noir : « Vivre ». La carte de la France, divisée en départements, teintés de couleurs pastelles différentes, est collée au milieu de la toile : vivre en France serait de préférence le titre allusif de la toile. Superposée sur la France, une fleur avec pour type de corolle, un buste de la République. Puis, par au-dessus, une feuille de laurier et une main faisant le signe de la victoire, un V qui débute aussi le mot Vivre du titre. C’est comme une répétition de l’abyme en art héraldique, l’écu est la France et le centre de l’écu reproduit c’est la République. La « mise en abyme » dans les blasons, les écussons, les drapeaux, c’est reproduire en son centre, l’écu tout entier, comme ici le cadre où se trouve la carte de la France est la reproduction de la toile tout entière où l’on retrouve des scènes symboliques de la vie en France. Un second exemple de cette mise en abyme est cet autre cadre du département de la Seine qui est au centre de la carte de France et dont Paris en est le centre du centre : progression géométrique qui double l’importance du sujet au fur et à mesure qu’il se concentre et se réduit géographiquement en son milieu. Le tableau du maître, le cadre de la France, le département de la Seine avec en son milieu Paris, où habite Roberdhay qui peint ce tableau : le macrocosme rejoint le microcosme, se confond avec lui, et vice-versa. Par en-dessous, un drapeau tricolore avec pour emblème un genre de coq qui y pénètre, objet né d’une sculpture de plusieurs éléments et non un vrai coq photographié et collé. Les lettres, les signes sont partout présents comme il se doit à une toile du Lettrisme. Tout va par deux sur cette toile, d’abord les deux doigts du V, la carte de la France et le département de la Seine, une femme assise à gauche avec son image répétée comme dans un miroir par terre, à droite une femme enlacée sur elle-même créée à partir de deux parties de femmes différentes, deux tranches d’orange, deux colombes qui volent dans le ciel formé des pages du dictionnaire, un célèbre tableau d’un artiste connu dont je ne me rappelle pas le nom qui représente la scène d’un déjeuner sur l’herbe, découpée mais accompagnée aussi de son contour de découpe. Toutes ces scènes duelles font-elles allusion au problème de la double allégeance si sensible en France? S’agit-il de la double appartenance à laquelle la majorité des Français appartient car on ne saurait en France être seulement français. On n’est toujours français, on naît français, et en plus quelque chose d’autre. La question est de savoir à quoi donne-t-on la priorité : être français d’abord et pas seulement parce que techniquement né en France, ou, inversement, quelque chose d’autre en premier lieu, par idéal ou par libre choix, et français ensuite, par nécessité ou par la force des choses ?

Peu importe, le principal c’est de vivre tous les jours ces scènes de vie bucolique, manger sur l’herbe, à la campagne, des œufs à la coque et du poulet froid avec pour compagnie une charmante femme, notre double sur terre, notre autre nous-mêmes, qui nous fait voir la vie de toutes les couleurs, en France, la douce France de mon enfance où il fait bon vivre et se la couler douce, toujours en vacances. Il s’agit de décliner tous les plaisirs contenus dans les alphabets qui dialoguent des deux extrémités du tableau et qui servent de support aux femmes qui les représentent.

                                                                                                        

G

Gibecière d’écolier

Photographie de la toile à venir.

Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Trousse d’écolier en cuir remplie de crayons couleurs. 75×102 cm. Signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 50.

Un mot collé en haut à gauche à l’encre noire : fil. Ensuite au crayon bleu : fil(e) la vie : la vie file à toute vitesse g, symbole de l’accélération de la pesanteur. Heureusement, le fils, son fils le lie à l’éternité et il a collé sa trousse d’écolier sur la toile avec son nom : Amram Michel, et l’injonction : ouvrir, avec une flèche en direction du fermoir. Le G apparaît à droite en retrait en bas : gare, guenon, géographie, grammaire, graphies, graphiques, gratitude, Gratis pro Deo, gratuitement, pour l’amour de Dieu. Le gratuit seul est divin, selon Louis-Ferdinand Céline. Il ne peut y avoir de réelle gratuité dans les bienfaits que nous faisons, diverses motivations possibles en sont les véritables raisons, ne serait-ce que la satisfaction de faire le bien. La charité chrétienne, si elle existe, mène au salut, mais c’est un paradoxe : il ne peut y avoir de gratuité en cela et seuls peuvent s’en prévaloir les incroyants car pour eux faire la charité ne conduit pas à quelque salut que ce soit. La gratuité des peuples est considérée comme une faute. La gratuité scolaire est un bonus actuel octroyé aux jeunes pour le plus grand bien futur du peuple.

Ô, my God, lettrisme quand tu nous tiens : de plus, dans le mot Gratis on retrouve, à l’intérieur, pêle-mêle, le mot Arts. Les arts sont un don gracieux du Ciel. De fil en aiguille, le fils écolier apprend la géographie, la grammaire et à entasser dans sa gibecière d’écolier tout le gibier que ses maîtres ont attrapé pour le lui servir tout prêt. Il n’a plus qu’à ouvrir sa trousse et à noter, à dessiner, à colorier les plaines et les vallées, les champs et les forêts, les contours des terres et des mers, des frontières. C’est l’abc de l’écolier, il doit tout apprendre à l’école comme le fils de son père. C’est pourquoi Roberdhay a aussi collé sur la toile des pages du dictionnaire étalé les lettres A, S ou T à part le G. Il y a aussi les lettres de prédilection A et R en noir sur fond jaune découpé d’un journal le Figaro littéraire, Les Lettres, il me semble, à vérifier. Avec le T et le S des pages du dictionnaire collées ici, cela fait le mot Arts.

Il y a une inscription à l’envers sur le bord de la feuille collée sur la toile : de toutes les couleurs. Toute la gamme des couleurs, comme les crayons de toutes les couleurs de la trousse d’écolier collée sur la toile. Il en voit de toutes les couleurs cet écolier et il doit apprendre toutes les matières pour son apprentissage. Souvenirs des bancs d’école usés, de l’encrier incrusté dans la table, des heures passées à dessiner consciencieusement le pourtour de la France, la géographie des altitudes à colorier précisément selon les couleurs convenues, le bleu des fleuves qui serpentent vers le bleu des lacs intérieurs, le bleu de mes yeux s’y reflète…comme l’eau couvre la surface de la mer.

                                                                                                        

H

Qui est-ce ?

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Triangle en bois de pin blanc. Passement de tissu vert noué. 75×102 cm. Signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1949.

Le titre est répété de différentes façons. Au crayon noir, en haut dans la marge gauche : Qui est-ce ? h au centre de nos soucis. Ou bien : Qui est ce H au centre de nos soucis. A l’intérieur de la toile : Qui est au centre de nos soucis ? Lettrisme oblige, des dessins d’hommes écorchés avec un point d’interrogation font aussi titre, sous le est-ce de qui est-ce, Roberdhay a collé un grand S : l’homme est un serpent sous-jacent pour l’homme. La solidarité humaine s’exprime à travers le monde pour éradiquer les maladies, les épidémies. La conscience universelle passe par la salubrité internationale et la santé individuelle s’extrapole à la santé mondiale. Qui est au cénacle de nos soucis ? La santé d’abord, en second lieu mais non secondairement l’homme, et ensuite l’humanité. Le corps humain c’est la santé d’abord. La circoncision dans la Bible se fait le huitième jour pour les Hébreux et le H commence le chiffre huit, elle est reconnue pour être un acte religieux d’une extrême puissance, mais c’est avant tout un acte sanitaire reconnu par l’Organisation mondiale de la sante et qui sauve actuellement des pires maladies.

L’être humain définit toute chose par son contraire : la lumière des ténèbres, le prochain du lointain, le plein du vide, mais ce faisant, il révèle de plus une contradiction sur lui-même : comment être humain puisque l’homme ne trouve rien qui lui soit vraiment contraire ? Le divin n’est pas le contraire de l’humain parce que, pour la parole biblique, Dieu est une évidence, parce que l’homme est une évidence ! L’objet de la perplexité, c’est le monde, car l’existence du monde est une énigme. Être humain c’est partir à la recherche de l’autre qu’on ne peut classer dans l’inhumain. Les inhumains sont les bêtes, les rapaces, les plantes, les pierres, les machines, les anges. Tous ces derniers n’ont pas pour leurs semblables autant de méchanceté ni d’agressivité que les humains ont envers eux-mêmes. L’homme cherche un principe selon lequel il pourrait se définir. En attendant de le trouver, cela peut conduire, comme ce fut le cas de Descartes, de Nietzsche et de bien d’autres innombrables hommes de bonne volonté, surtout les hommes de Dieu, les Princes de l’humanité, les figures bibliques dudit Ancien Testament, à la passion de la connaissance. Cette passion, dans tous les sens du terme, est préférable à la belligérance, innée ou acquise, que l’homme fomente contre l’homme. Paradoxalement, l’homme devrait prendre exemple sur les inhumains car ces derniers ne se dévorent pas entre eux si ce n’est pour l’unique besoin naturel de subsistance. Ce qui n’est pas toujours le fait des humains : souvent gratuitement, parfois pour des peccadilles, ils s’exterminent à qui mieux-mieux. Et si parfois Homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme, le loup n’est pas un homme pour le loup.

Les anges, autre exemple. Ce que le vocabulaire biblique appelle les malakhim – les anges – désigne la réalité très précise de la Volonté générale de notre Créateur, telle qu’elle se différencie, se particularise par rapport à telle créature. Dès lors, on voit mal comment telle volonté du Créateur pourrait aller à l’encontre de telle autre de Sa volonté, les mots eux-mêmes n’arrivent pas à exprimer une telle contradiction. Les anges ne se font donc jamais la guerre puisqu’ils participent à Son unique volonté. On ne réclame pas aux hommes d’atteindre un tel niveau d’excellence mais tout au moins de s’y essayer, de s’attacher à la volonté de Dieu comme un soldat s’attache à la volonté de son souverain. Chaque créature a son malakh, son ange, car sinon elle mourrait de suite, ange qui n’est autre que la Volonté de Dieu pour la créature, mais telle que cette volonté se développe en fonction de l’étape où se trouve actuellement cette créature par rapport au projet divin pour l’homme. Dans l’existence, dans l’histoire, chaque créature se trouve à une étape du projet, mais une providence du Créateur règne de façon permanente. La manière dont la Volonté ultime du Créateur se relie à l’être en cours d’histoire, c’est cela l’ange qui lui correspond. On ne réclame pas à l’homme d’être un ange mais de se conformer à la volonté du Seigneur en ce qui concerne Son projet pour l’homme.

                                                                                                              

I

Le flot des mots

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Collages et Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Carré de bois blanc. Fil de fer torsadé de bouteille de champagne. Trombone en métal. 75×102 cm. Tableau signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1948.

Le titre est répété de différentes façons. A la peinture noire : Le flot bien réglé des mots…Musique, Maestro. Au crayon noir, sur la marge à gauche : Le flot des mots 48 Musique.

C’est la première fois qu’on voit la signature de l’artiste comporter un collage en papier journal du d de Roberdhay. Le I bien droit est au milieu des flots, dans sa bulle. Au-dessus un voilier en photo couleur sur un voilier en gravure du dico flotte. Les dessins tout autour du I sont emblématiques : instruments, idole, image, incendie, immersion. Avec l’imagination du croyant qui possède les catégories de la foi, on peut ipso facto relier ces dessins ainsi : si on instrumentalise Dieu en idole par l’intermédiaire d’une image, alors les catastrophes naturelles comme des incendies et des inondations sont le lot de l’humanité. La droiture c’est aimer Dieu et non son image : « Ne vous adressez point aux idoles, et ne vous fabriquez point des dieux de métal : Je suis le Seigneur votre Dieu. » (Lévitique, XIX, 4).

Le flot des mots dessine une partition où les images, les autres lettres aussi, se notent comme une musique : le F, une paire de jambes tirées du Moulin Rouge, un œil, des soleils, un stylet horaire, un dessin à l’encre d’imprimerie noire, un bout de bois, un fil de fer torsadé, une rose des vents, des volutes de peinture jouent la symphonie de la vie. Le I fait penser aux caractères en plomb mélangé d’antimoine de l’imprimerie typographique qui devaient être serrés bien droit pour pouvoir en faire une matrice prête à l’impression. Ce procédé d’imprimerie a eu ses heures de gloire et a tenu relativement longtemps malgré les progrès considérables en la matière. De nos jours, les enfants ont leur imprimerie à la maison : ordinateur, logiciels de composition des textes et dessins, intégration des couleurs, imprimante. Mais le romantisme de la typographie a permis, outre les ouvrages techniques, la création de nombreuses œuvres d’art depuis les jeux typographiques de Marinetti en 1912, le modern style du début de siècle transparaît dans le style d’Otto Eckmann, et le constructivisme des années vingt se manifeste dans les réalisations du Bauhaus, les calligrammes de Guillaume Appolinaire, les pages typographiques de Guy Lévis Mano en août 1933.

Parce qu’elles sont dépourvues de prétentions artistiques, bien des œuvres d’imprimerie tirent leur beauté de cette modestie avec laquelle elles remplissent leur but. Elles répondent au désir de Stanley Morison, qui pensait qu’une composition typographique était, tel un moyen de communication, une œuvre de précision et de la plus grande utilité. Le véritable créateur ne se soucie pas de la mode ; il sait que la volonté consciente n’entre pas dans la recherche d’un style et que celui-ci ne naîtra que dans un lent processus inconscient, un peu comme ces vagues de chaleur qui font penser au thermogène, mot inscrit au tableau entre deux lignes. Ou bien ce sont ces jambes de femme aux talons hauts qui font monter la pression dans la chaudière. Décidément rien n’est plus mis à l’Index et l’Inquisition, bien qu’elle ait laissé des séquelles innombrables, a définitivement disparue, l’Intelligence ayant repris le dessus.

                                                                                                               

J

J’image

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Dessins à l’encre noire typo d’imprimerie. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48. Une inscription au crayon noir apparaît en haut, à gauche : Evidemment, J, c’est le sourire… Qui puis-je ? Le sourire de la Joconde que l’on voit au milieu de la toile est imprimé à jamais dans la mémoire collective de l’art. Il a fallu poser un joli napperon pour recevoir le sourire estampillé de la Joconde à partir d’une lithogravure. Même à partir d’une pierre, le sourire reste l’expression par excellence de la personnalité. Si vous voulez savoir ce qu’est le monde idéal, celui de la joie et de la béatitude éternelles, regardez un enfant qui sourit : il éclaire le monde de son sourire.

Le Lettrisme prône : toutes les lettres ont d’abord été des signes et tous les signes ont d’abord été des images. La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet, tout prend sa source au point de départ qu’est l’alphabet. La psychologie de l’homme se reflète par son sourire, son je se dévoile par l’apparition des dents blanches lorsqu’il sourit. Il a maîtrisé sa violence naturelle, il a dominé sa belligérance et au lieu de montrer les dents comme une bête prête à la lutte, il sourit, la confiance règne, le dialogue peut débuter. Beaucoup d’encre a coulé pour essayer de définir ce que pouvait vouloir signifier le sourire de la Joconde, souvent avec humour, parfois avec le sérieux des analystes, et quand c’est trop sérieux, cela déclenche le sourire.

Le sourire de nos jours est habillé de rouge à lèvres, ce qui le rend plus séduisant. On n’oserait imaginer un sourire franc, sans fard, de la couleur naturelle des lèvres roses mais il faut qu’il soit appuyé par quelque combine cosmétique pour se faire remarquer. Qu’importe ! Tout ce que l’on demande à la femme, c’est de nous sourire toujours d’un sourire nu sans rictus ou même d’un sourire habillé d’une pellicule sanguine, pourvu qu’il soit honnête et sans détour. Alors viendra l’abondance et l’avènement de la rédemption : les êtres humains se sont découverts, ils ont approfondi leur moi ténébreux, leur je n’est plus égoïste et ils se sourient, ils s’encouragent pour réussir leur but mutuel, la félicité est déjà inscrite dans leur sourire. J’y vais. Trois dessins à l’encre noire d’imprimerie sur papier froissé sont collés sur la toile : des éclairs ou bien plutôt trois arbres transplantés sur un cours d’eau, ce qui n’est pas sans rappeler le premier chapitre des Psaumes du roi David : « Heureux l’homme qui n’est pas allé dans le conseil des méchants, et qui ne s’est pas arrêté sur le chemin des fauteurs ou à l’endroit des moqueurs il ne s’est pas assis, mais au contraire, ce qu’il désire c’est la compréhension de la Loi du Nom du Seigneur, et il la médite jour et nuit. Et il deviendra comme un arbre transplanté sur les cours d’eau, qui donnera son fruit en son temps et son feuillage ne se flétrira pas, et tout ce qu’il fera, Dieu le fera réussir. »

Le fait de réussir signifie que le monde ne se fasse pas obstacle au projet de l’homme. Tout le monde agit, mais entre les mains de certains cela réussit et entre les mains d’autres cela ne réussit pas. Il y a une histoire humaine, qui n’est pas sans être pleine d’humour et de sourire, et voilà qu’elle réussit quelque part chez ceux qui sont justes, chez ceux qui sont en justesse par rapport à une Loi du Nom du Seigneur, en authenticité par rapport à elle. Là où elle réussit, c’est la lignée messianique. Telle est l’intuition des artistes de tous les temps et de toutes les époques.

                                                                                                           

K

N’importe quoi

Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Fusain. Dessins à partir de papier carbone. Bout de fusain collé. 75×102 cm. Signé et daté en bas à droite, Roberdhay, 48-49

Le titre est bien visible mais est-ce bien le titre ? Car il y a une autre indication dans la marge en haut à gauche : Un cas qui a du poids et du poids des pois plume. Un K qui a du poids c’est le kilogramme, que ce soient des petits pois ou des plumes. De toute évidence, il y a un kiosque mais celui-ci n’est pas en plein boulevard de Paris mais quelque part sur une plage où l’on voit des cocotiers alignés. Son ombre découpée est blanchie par derrière et au-dessus, en ombre dite chinoise, mais où est la chinoise ? En train de danser des pointes avec des talons hauts en montant à l’envers des marches du grand escalier qui mène au Sacré-K. Des volutes nerveuses de fusain, de peinture, des dessins au papier carbone où se mêlent inextricablement objets réels et illusions figuratives qui deviennent rapidement des allusions. On y voit donc coexister plusieurs manières contradictoires d’occuper l’espace de la toile : les collages, une main qui dessine un K, des traces de fusain, des échantillonnages infinis de couleurs dans une perspective aérée sinon aérienne, des escargots de peinture, des échelles retroussées vers le bas. Ces collages et la présence d’objets manufacturés mettent en évidence l’existence matérielle, et donc frontale, de la toile. A la dissémination de l’objet utilisé et du K observé (du cas observé) répond l’éclatement du sujet qui l’observe, c’est-à-dire de l’homme, du spectateur qui n’est autre qu’un homme en marche, comme c’est le cas de la forme de la lettre K. Il en va  ainsi des affiches annonces du Kiosque : bien que dans la rue, elles sont des indicateurs de la civilisation en marche.

Les efforts de Roberdhay portent à faire de ses œuvres des objets de contemplation et de réflexion. Au deuxième regard un autre titre apparaît : Du côté (à gauche au fusain noir) de chez (à deviner) Swann (en rouge orangé au milieu, au-dessus de la spirale au papier carbone). Allons donc relire ce roman autour d’un verre du dubon dubonnet. D’un côté, nous avons la démarche d’un Kurt Schwitters qui puise dans l’infamie des détritus pour les réhabiliter par l’esthétique, les hisser à la dignité de l’art, de l’autre nous avons un Picabia qui utilise l’entreprise artistique à l’avilissement systématique de la matière même de leurs œuvres. Roberdhay ne donne ni dans l’un ni dans l’autre, l’exhibition de matériaux réputés prosaïques ne s’oppose pas à la sublimation par l’intermédiaire de la main de l’artiste dans son œuvre, mais tout participe à l’antibanalité et à la signification. Cependant l’artiste est lucide, l’accumulation délirante de scènes, de techniques et de couleurs, de frénésies picturales, lui fait finalement écrire cette remarque : N’importe quoi. Formes brouillonnes, anecdotes bouillonnantes, circonférences interrompues, interférences sauvages, littérature rance, lettres indépendantes, fragments d’images détournées, procédés d’éparpillement s’imbriquent dans la riche texture du tableau.

                                                                                                              

L

L’imbroglio

Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Ficelle embrouillée. Fiches intercalaires en carton. Onglets en métal. Dessins à l’encre noire d’imprimerie, épaisseurs de peintures à l’huile. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48.

Un titre, une inscription au crayon noir apparaît en haut, à gauche : au trot..Brod’. Ferres ton cheval si loin tu veux aller…Et Dieu seul dénoue l’imbroglio. Evidemment, pour dénouer l’imbroglio de la ficelle emmêlée, Dieu seul en est capable. L’imbroglio de l’histoire humaine, de la personnalité humaine qui peut les démêler ? La ficelle ouverte forme un genre de chevelure blonde à tous vents qui contraste avec les fiches administratives en carton et les œillets métalliques. Ces derniers ont tournés à l’absurde puisque les onglets, avec l’indication de chacun sa lettre, sont tout autour des cartes et ne participent pas à un rangement quelconque par ordre alphabétique ou nominal. Les cheveux blonds encadrent une tête de profil que l’on devine à partir des traits blancs jetés avec frénésie sur la toile et dont un poisson du dico semble être la narine. Le ridicule ne tue plus depuis longtemps, les performances artistiques atteignent les plus lointains recoins de la conscience humaine dévergondée qui emploie le terme de liberté pour utiliser les plus extrêmes exagérations, jusqu’aux mutilations du corps humain. Les limites sont écrasées. L’homme est empêtré dans des conceptions fausses de l’art. Celui-ci est un moyen d’élever l’homme vers les sommets et non de faire reluire les déchets de la création comme si ces derniers sont ce qu’il y a de plus important dans la vie. La récupération d’objets du quotidien devenus inutiles fait qu’ils participent à l’œuvre artistique. L’objet est détourné de sa vocation originelle et s’emploie à la création. Il y a une orientation politique à cet acte de retournement de la finalité des objets perdus et non seulement un souci économique ou de manque de place. Le labeur d’avoir piqué de tant d’œillets les cartes intercalaires, dont l’artiste fait preuve, est un véritable travail d’abeilles mais cet automatisme est étrange et la patience requise dont on a l’intuition fait écho à l’acte de dénouement de la ficelle embrouillée pour obtenir un imbroglio.

Les lettres se prêtent aux combinaisons, et les permuter comme une roue dans le labyrinthe de l’écriture, en avant et en arrière, comme un rouleau de parchemin ou comme un dictionnaire étalé, augmente le sens. Le Lettrisme trouble le sens commun, fouette l’imagination et rompt les lieux-dits de la connaissance. L’acte d’assembler ou de composer les lettres débouche sur une lecture qui enclenche un processus de réception de connaissances métaphysiques. La lumière se définit à partir de l’obscurité. La lumière rend authentique le tableau et permet de voir plus loin. Que la lumière soit ! Que les ténèbres soient ! Fiat Lux : la parole en combinant les lettres, le verbe composé de sons effectifs, fait naître le monde qui ne perdure que par elle jusqu’à ce jour. La lecture et l’écriture des mots valent toujours plus que les images car les mots seuls sont vrais. Les images, ça se lit aussi et même bien faites elles sont toujours au-dessous du seuil d’efficacité des mots.

                                                                                                                   

M

Masques

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Blocs d’encre d’imprimerie séchés. 75×102 cm. Signé en bas à droite et daté : Roberdhay, 48.

Dans la marge en haut à gauche, à l’envers, une inscription au crayon noir : Masques, découvrons dans le dictionnaire ce qui s’ensuit, Suspense. Tout en haut au milieu, une paire de dés qui désignent le sort, le hasard, s’il existe encore. Les dés jetés tétanisent car tout peut arriver, même au risque de se perdre, tel l’enjeu de Jules César en traversant le Rubicon à la tête de ses troupes ou Moïse avec son peuple la Mer des Joncs, sauf que pour Moïse c’est Dieu qui intervient dans l’histoire et non le hasard. Il ne reste plus qu’à jeter les dés après avoir établi une correspondance entre les lettres et les nombres de points obtenus afin de composer une symphonie lettriste de mots. Au milieu de la toile, sur un papier lacéré, découpé, de l’encre noire séchée en relief qui a formé, de façon aléatoire, un majestueux portrait de profil gauche avec un fort joli nez et un genre de chignon. Au-dessous, une inscription en peinture bleue : Cléopâtre, la différence, son nez. Des militaires, des mesures de poids et de volumes, des météorites sont mis en valeur, tout comme ce M en négatif qui , sans doute, donne le titre au tableau, un masque étant toujours en négatif pour cacher un tel secret. Que se cache-t-il derrière les mots du dictionnaire ?

De toujours, les dictionnaires sont consultés pour trouver la signification, précise ou figurée, de certains mots, leur orthographe. Mais en compulsant les pages, le regard est attiré vers d’autres mots inconnus, une planche remplie de dessins ou de documentaires, une carte géographique de pays lointains, tout est intéressant, à tel point que l’on a oublié pourquoi donc avait-on ouvert ce pesant ouvrage. En effet, un dico n’est pas comme tous les livres, avec la Bible, c’est le plus gros livre que l’on puisse trouver. Or, si la Bible raconte l’aventure humaine et celle de l’âme divine en nous, le dictionnaire raconte l’âme des mots de notre parole, et l’un ne va pas sans l’autre. Mandragores est un mot rencontré dans la Bible (XXX, 14) lorsque Réouven en rapporte des champs pour sa mère Léa. Mais pour avoir sa signification, il faut ouvrir le dico : plante des régions chaudes dont la racine rappelle la forme d’un corps humain, douée de nombreuses vertus. Bigre ! La curiosité pousse à regarder les définitions d’autres mots, pêle-mêle, à proximité ou en tournant les pages, et cela produit de curieuses associations d’idées. Mandrin: tube creux servant au bobinage du papier. Manécanterie : école de chant liturgique et profane. Saperlipopette ! Masque : faux visage de carton, de bois, de cuir, de tissu, dont on se couvre la figure pour se déguiser ; les masques de certains peuples, véritables œuvres d’art, peuvent représenter un homme ou un génie, et ont un rôle symbolique précis. Fig. Apparence trompeuse. Dans l’histoire, les camouflages sont légion, les espions, les hypocrites, les tartuffes qui prennent le masque de la vertu ne manquent pas. Mais les espions ne sont pas toujours des traîtres, ils travaillent pour une cause, tout comme les militaires, au service de la Patrie. C’est le rôle que s’était attribué Néfertiti, reine égyptienne de grande beauté, auprès de César, sans toutefois arrêter la dégringolade de la civilisation égyptienne. Ou bien de la reine Esther auprès d’Assuérus. Relisez la Bible, et si vous insistez, Racine, et vous en conviendrez : en épousant le Roi de Perse, Esther espionne ce qui se trame à la cour au bénéfice de son peuple, elle fait tomber le masque de l’ennemi juré Haman, elle obtient la grâce des juifs qui reçoivent la permission de se défendre et de massacrer leurs ennemis.

Les masques ne sont donc pas un jeu, une coquetterie, un carnaval, mais bien une stratégie, diplomatique, politique et parfois, spirituelle.

                                                                                                           

N

« Sables »

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48. Le titre apparaît en haut à gauche en noir : « Sables ».

Le N est très présent au milieu de la toile et accompagnés de dessins en référence à des mots commencés par lui. Il est encadré comme dans une nacelle royale avec ses immenses roues pour le confort, ou la rapidité. Une montre à l’ancienne indique une heure moins dix avec ses nombres de 1 à 12. Il a fallu trois minutes pour faire un œuf à la coque, un neuf à la coque, en-dessous, dans le cadre royal. Un chat nomade est perché en haut dans le cadre. A propos d’œuf, le N commence le chiffre neuf, ce qui n’est pas nouveau pour vous, chère lectrice, cher lecteur. Mais le N n’est nulle part ailleurs présent dans cette toile nébuleuse où les nuages ne sont présents que dans l’immense rond qui encercle la toile. La nuance dominante est le jaune. Un soleil s’est levé à droite au zénith et le sable épouse les formes de la femme assise, dans la photographie lacérée, au nadir. Comme dans toute cette série du dictionnaire étalé, le N n’est pas tout seul et c’est sciemment que Roberdhay a collé d’autres pages de lettres différentes pour les faire toutes participer ensemble, sans discrimination. Le Nous de majesté est seul dans sa nacelle mais il n’est de roi sans serviteurs, de souverain sans sujets, d’Etat sans notables, de gouvernement sans administrés, d’auteur sans lecteurs, de juge sans inculpés, de haut fonctionnaire sans notifiés, même si tous cherchent à se définir comme une chose telle qu’elle est en soi, un noumène par opposition à tout autre phénomène. D’où le titre : sables, car pour faire une plage il faut que tous les grains de sable soient là, toutes les lettres ajoutent leur grain de sable au N napoléonien, ou plutôt devrait-on dire neptunien et les navires ne font plus naufrage au large des plages. Les neuf premiers nombres sont en noces, ils sont partagés et unis les uns aux autres par un nombre impair, le cinq. Ce signe ‘nuptial’ est en leur milieu, il est l’image de l’homme disposé en cinq parties : la tête, les deux bras levés, le tronc, abri du cœur, le sexe, fondement de toute humanité, les deux jambes.

Dieu bénit l’homme et la femme dans la Genèse (I, 28) : Croissez et multipliez… Projetés dans l’univers du Nombre, de la Lecture et de l’Ecriture, l’homme, par la force de la parole divine, se mit à les dénombrer. Son architecture personnelle elle-même comporte la plénitude du nombre, toute mathématique étant déjà en puissance dans la description de son corps : un cerveau, un nez, une langue, un nombril, un sexe, deux oreilles, deux yeux, deux narines, deux lèvres, un système masticatoire trinitaire, un système de la parole trinitaire, un système respiratoire trinitaire avec ses deux poumons et le coeur, un sexe génitoire trinitaire, une fois cinq sens, deux fois deux membres, trois fois trois forces principales, dans la tête, dans le tronc, dans les membres inférieurs, quatre fois cinq doigts, cinq fois deux viscères doubles, neuf groupes de nerfs, neuf orifices, dont sept pour recevoir la vie et deux pour l’éliminer avec un pour transmettre la vie. Cette énumération détient en elle toute mathématique, toute la puissance est ancrée en l’homme : Le Seigneur a dit à Avraham : « Je te multiplierai comme les étoiles du ciel et comme le sable du rivage de la mer. » (Genèse, XXII, 17).

                                                                                                          

NOP

« Marche tout droit »

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Equerre en bois. Dessins à l’encre noire. 75×102 cm. Signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 48.

Le titre est inscrit en haut à gauche à la peinture noire : « Marche tout droit » a un rapport direct avec l’équerre en bois collé. Il faut marcher droit, sans se laisser distraire à gauche ou à droite, pour atteindre son but, tout comme il faut s’appliquer avec l’équerre pour tracer un angle droit ou à 45°. Le N apparaît entouré de sa nature, le O avec son ouverture sur la mer et son œil bien ouvert, intrigué et observateur, et le P avec la peinture à Paris, ses péniches qui coulent au rythme du fleuve philosophe : Fluctuat nec mergitur, il est battu par les flots mais ne sombre jamais, le vaisseau emblématique de la vie humaine. La peinture est là avec à droite en bas, ce portrait de profil avec son genre de rictus inapproprié et son œil orangé. Marche tout droit dans la direction des flèches, mais pour tracer un O bien rond, il faut un compas avec ses deux jambes écartelées. Ou bien un clou planté au milieu, attachée à lui par un bout une ficelle de la longueur voulue, ici, les frontières du tableau, et à la deuxième extrémité, un crayon, un fusain ou un tube de peinture, un pinceau. Et tourne autour du clou pour former un rond en peinture blanche. Nous avons tous les éléments pour tracer un A avec un trait droit à l’aide d’une règle et un compas écarté, représentant respectivement la reine et le roi. Celui du tableau a deux échelons et un sommet qui va à l’infini jusqu’à la marge. La première barre transversale du A dessine avec le sommet un couvre-chef sur la tête. La deuxième barre transversale est une ceinture aux hanches d’un homme bien campé sur ses jambes écartées, prêt à avoir accès et entrée aux bonnes lettres, desquelles le A est l’ouverture et la première de tous les abécédaires.

NOP, n’est-ce pas l’abréviation de non possumus, nous ne pouvons, qui exprime un refus catégorique sur lequel on ne peut revenir. Malgré les refus de tout genre, le non-possible passe par l’impossible au possible grâce au secret du temps qui travaille le vouloir et le pouvoir. Il faut savoir garder la tête haute et la barre à l’horizon pour aller tout droit. Prendre patience c’est le début de la science et de la connaissance. Dans tous les cas de figure, N c’est la négation comme une porte fermée, avec sa diagonale, trouée d’un œil : défense d’entrer. Au contraire, cette porte est positive, elle empêche le froid de pénétrer et défend la maisonnée de l’intrusion de tout quidam qui voudrait passer outre.

                                                                                                                     

O

Ordre de marche

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Dessins à l’encre d’imprimerie. 65×100 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 1948

Le titre apparaît en haut à gauche en noir : « Ordre de marche ». Le dessin à l’encre noire d’imprimerie, au milieu du tableau, représente des personnages en ordre de marche. Une paire de chaussures est collée en haut. Des pieds plus ou moins reconnaissables sont peints des deux côtés de la toile. Un téléphone occupe le centre d’où serait venu l’ordre de mobilisation, ou bien le rang assigné aux troupes de combat. Vraisemblablement, il ne s’agit pas là d’un commandement donné par une hiérarchie militaire, ni d’un rassemblement de soldats pour partir au combat, mais d’un ordre dans lequel la civilisation doit inéluctablement marcher pour le bon  développement de l’ensemble de ses relations. La guerre militaire n’est pas la seule à réclamer un bon ordre de marche : la guerre économique, l’architecture, les plantes, les communautés humaines, les sociétés religieuses, etc. sont aussi organisées en bon ordre pour que ça marche. Il n’est pas jusqu’aux collages des papiers chacun à sa place pour organiser le bel œuvre de l’artiste. La peinture est un art modeste, il faut aller à lui, et l’on y va sans peine; un coup d’œil lui suffit et c’est par l’œil que l’homme jauge du beau et du bien reflétés par le tableau, à première vue. Le beau, disait Aristote, consiste dans l’ordre et la grandeur. Un ordre de marche, voilà une beauté dynamique qui va à son aboutissement. Les commandements sont de l’ordre de la marche, ils donnent l’impulsion d’une volonté suprême pour se séparer d’un état statique et s’engager dans un mouvement pour aller de l’avant. Le cadran du téléphone n’est pas composé de chiffres mais d’un globe : la communication doit être mondiale et embrasser le monde entier malgré les dangers et les dérives de la globalisation. Des inscriptions hachurées au crayon noir donnent un mouvement spiralé à la toile telles les ondes électromagnétiques des sons qui accompagnent les ordres lancés : dès qu’un ordre de marche est donné, un brouhaha indescriptible dérange la tranquillité environnante de l’atmosphère. Les formes et les couleurs s’associent aux sons présupposés qui occupent la toile selon le degré d’imagination du spectateur. Elles se défont et se construisent sans cesse à partir de leur destruction et de leur métamorphose sans cesse. L’homme ne pense qu’avec des mots, il n’oublie pas leur rythme et leur intonation, qui sont ceux du sens. Les muets et les aveugles sont là pour rappeler à la société des hommes voyants parlants qu’il est regrettable sinon dangereux de faire taire les opinions catégoriquement ou de censurer exagérément la vision. La nécessité irrépressible de voir et de parler, de montrer ce qui vaut la peine d’être vu et d’entendre ce qui vaut la peine d’être entendu d’un langage universel, par delà les frontières et le temps, monte du plus profond de l’âme humaine.

La communication, selon un certain ordre de marche, unit l’homme au monde et l’homme à l’homme dans une fraternité semblable qui unit l’artiste à son entourage. Le rôle de l’artiste est de guider les esprits dans un monde fermé sur lui-même, comme le O l’est sur lui-même, d’ouvrir les yeux les plus rebelles sur son monde de lumière et de sincère sympathie envers l’homme qui l’habite, d’enseigner à voir et à entendre la symphonie du monde, le Lettrisme des lendemains qui chantent, et de montrer le chemin de la lettre à l’esprit.

                                                                                                        

P

Planche des drapeaux

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages, aspirines. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48. Une mention de haut en bas, à gauche : La médecine, arts et lettres, La vie dans ce qu’elle de plus vivant et de plus émouvant.

La planche des drapeaux tient une place importante et signifie la pluralité des nations. Selon Victor Hugo, P, c’est le portefaix debout avec sa charge sur le dos, et il faut ajouter : ou bien la prostituée avec ses mamelons en place, bien relevés pour aguicher le client, que l’on voit à gauche prendre la pose de la vie dans ce qu’elle a de plus vivant et émouvant. Une fois qu’elles ont cessé de se faire la guerre, les nations se cherchent une sagesse : il la prépare. Si vis pacem para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre. Le P, ou la paix, serait alors l’image de ce soldat qui brandit un drapeau blanc bien en vue au-dessus de son casque pour ne pas récolter une pastille dans la caboche. Les nations n’apprennent rien de l’histoire et elles se soucient comme d’une guigne de la planète. En effet, l’expérience montre qu’elles se préparent si bien à la guerre qu’à chaque fois cela déborde et elle arrive. Elles s’escriment à démontrer que la partie adverse n’a pas réussi dans sa démonstration de force de dissuasion. Alors que la sagesse aurait voulu que de préparer la guerre c’est dissuader l’ennemi perspicace de l’entreprendre, le voici qu’il la déclare afin de démontrer qu’il s’est encore mieux préparé, faisant jaillir de sa panoplie-surprise une arme nouvelle qui détruit plus efficacement. Le plus est l’ennemi du bien. De toute manière, si la peur de l’ennemi met au garde-à-vous des armées puissantes mais oisives, l’inaction obligatoire devant une guerre extérieure dont l’issue serait aléatoire, les pousse à une bonne et violente guéguerre civile. Il s’agit finalement de démontrer, pour les militaires, qu’à défaut de verser le sang ennemi, ils savent se contenter de celui de leur propre peuple, pour installer une dictature militaire en renversant le pouvoir en place, c’est-à-dire, démocratie oblige, leurs supérieurs hiérarchiques précédents.

Cet adage n’est évidemment valable qu’en temps de paix car si la guerre bat son plein, la mort danse la carmagnole, peut-être, alors, une fois les ressources terrestres épuisées et la couche des jeunes mobilisés décimée, peut-on penser à la paix. La sagesse des nations serait alors : si tu es en guerre, prépare la paix. La guerre étant automatiquement suivie de paix faute de combattants et de motivations, des deux côtés, les punis sont ceux qui y sont restés, les vainqueurs sont ceux qui ont résisté ou qui l’ont tout simplement survécus, comme ces deux couples heureux du bas de la toile qui viennent à notre rencontre. Même si elle a vaincu et porte, temporairement et ponctuellement les lauriers de la gloire, il n’est pas rare de voir une nation, voire une civilisation entière, être punie par la guerre et disparaître, telles les civilisations assyrienne, sumérienne, mède, perse, romaine et bientôt qui, de nos jours? Roberdhay avait été déporté dans les camps de la dernière guerre mondiale. Et en 1948, après deux mille ans de guerre, trop souvent entre chrétiens qui prônent le même amour du même fils de Dieu, descendant du seul Adam, Premier homme, jamais créé sur terre directement de la main de Dieu, le leitmotiv serait certainement qu’il vaut mieux faire l’amour que la guerre, sans définir l’amour pour contraire de la guerre.

                                                                                                        

Q

Quotidien

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages, bandes dessinées et dessins à l’encre d’imprimerie noire. Inscriptions au crayon gras. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48

Le titre apparaît en bas à droite au crayon noir : le quotidien des jours quotidiens. Plusieurs écrits comme par exemple des onomatopées de bruits de machines : Clac ! Pang ! Bing ! Ouf… Et aussi : dix brioches pour enfants sages. Une bande-annonce : le journal tombe à cinq heures, c’est-à-dire que le quotidien paraît de bon matin et on peut l’acheter déjà à cinq heures. A cinq heures… c’est-à-dire que seulement quatre heures pleines se sont déjà déroulées, et le Q commence le chiffre quatre. A réfléchir. Le journal quotidien avec son lot d’informations du monde entier, – là une mappemonde, – d’articles, de rapports, de documentaires et de faits divers, c’est un peu comme ces feuilles d’arbre qui tombent de leur branche à l’automne, collées au milieu du tableau. Il y a aussi deux morceaux d’une autre toile repeints dans un gris indéterminé, avec les feuilles de laurier séchées. Le quotidien nous étreint de bon matin, à cinq heures. Si vous utilisez des allumettes de si bon matin pour allumer le gaz sous votre lait ou votre café, sachez qu’il s’agit du quotidien des jours quotidiens. Les jours ressemblent aux allumettes toutes pareilles qui sont collées comme un jeu de quilles et cette paire de jambes aussi fines que des allumettes.

Tout est éphémère ici-bas, les nouvelles du journal d’hier ont déjà été atteintes par la vieillesse. Le quotidien du quotidien alimente inlassablement les cliquetis des machines qui en font un journal, lu avec avidité par des gens du quotidien. Les bandes dessinées qui relatent des histoires imaginaires sont bien plus captivantes que les histoires du quotidien, elles sont même encore plus vivantes que les mots du dictionnaire, les pages du dictionnaire éclaté, étalé. Mais que ferait-on sans le quotidien ? Il n’y a pas de plus efficace thérapie que de refaire tous les jours les mêmes gestes et les mêmes actions, cela tranquillise et montre une certaine stabilité. Si l’homme était sans cesse ballotté à hue et à dia par des événements imprévisibles, par des révolutions au-dehors et par des remarques incessantes dans son havre intérieur, il en perdrait son orientation, son latin, son hébreu et son verlan.

Poète, prends-en de la graine, ton quotidien, le quotidien des journaux n’est pas  ton ressort. Si le journal tombe tous les jours à cinq heures, il n’en est pas de même du poète qui doit faire beaucoup plus d’efforts pour extraire de sa pensée, de sa personne, sa poétique. La vie suit ainsi le fil d’un temps ponctué par la prière et le retour à la Loi, commencement et fin du cycle des sept jours, des douze mois. Les bruits, les odeurs, les images, les lettres, les mots, les objets quotidiens mis en action sont des guides qui ne disent ni ne cachent mais indiquent des portes d’initiation à la vraie vie. A chacun d’éprouver sa propre capacité à les franchir, en se connaissant lui-même, en allant hors de chez lui. Il s’agit de découvrir la polyphonie du Sens, dont la partition est tout notre environnement quotidien.

Les heures passent, le temps passe, le temps s’en va. Las, le temps non, mais nous nous en allons.

                                                                                                      

R

Roberdhay

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. 75×102 cm. Signé et daté en haut au milieu, Roberdhay, 48.

La phrase-clé du tableau est écrite en haut au crayon noir : …et les mots, les mots, les mots à double sens, les mots fous, les mots travestis l’un dans l’autre, les mots potirons, les mots à la suite… Roberdhay, 1948.

R, c’est la position de l’artiste en trait de peindre devant sa toile.

Les ronds ont envahi la toile, de toutes sortes et de toutes les circonférences, depuis les pastels jusqu’aux noirs, éclatés, en étoile, en crémaillère, en mécanisme d’horlogerie, avec les diamètres et les vecteurs, la beauté de la roue, la perfection des rondeurs terrestres. Rond comme un tonneau, vu d’en haut, ou rond comme celui qui a vidé le tonneau de son jus. Rond comme le mot potiron qui comporte la consonance rond. R comme Roberdhay. Les lettres se cachent dans les mots et les mots comportent d’autres mots avec des sens entièrement différents, quelle énigme et en même temps quelle beauté ! Le rébus consiste à exprimer les mots et les phrases au moyen de dessins ou d’arrangements graphiques de lettres. Les toiles de Roberdhay sont des rébus. Les hiéroglyphes et les caractères chinois sont des exemples connus mais certes pas les plus anciens car tous ceux qui usent de dessins ont constitué l’une des premières manières d’exprimer la pensée. Les jeux de mots passionnent et nous percevons la gravité au-delà des amusements, des équivoques, des acrostiches, des contrepèteries et des rébus. Rébus veut dire en latin choses alors que litteris a donné lettres, le tout indiquant que lorsqu’on écrit c’est surtout au moyen de dessins, les lettres étant des choses qui se sont développées et ont pris une forme abstraite, un symbole ou un emblème. Mais les dessins, les rébus, les lettres, les mots ne font que cristalliser une parole à tel point que l’on dit de quelqu’un qui sait parler qu’il a un langage fleuri. Souvent, le soir où va-t-on ? A l’auberge du Lion d’or, au lit on dort. Tout cela c’est du Lettrisme, c’est-à-dire une expérience esthétique du langage, un voyage dans l’espace des mots, dans la forme des lettres : une vision graphique, picturale de l’alphabet.

Là, nous sommes obligés de paraphraser Vladimir Jankélévitch, dans Quelque part d’inachevé car, certes, l’ouverture au Lettrisme c’est penser tout ce qui dans une question est pensable, et ceci à fond, quoi qu’il en coûte. Il s’agit de démêler l’inextricable et de ne s’arrêter qu’à partir du moment où il devient impossible d’aller au-delà. En vue de cette recherche rigoureuse, les mots qui servent de supports à la pensée doivent être employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées. Il faut les tourner et les retourner sous toutes leurs faces, dans l’espoir qu’une lueur en jaillisse, les palper et ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leur sens. Les assonances et résonances des mots n’ont-elles pas une vertu inspiratrice? Cette rigueur doit être atteinte parfois au prix d’un discours illisible ; il s’en faut de peu, en effet, qu’on ne se contredise ; il suffit de continuer sur la même ligne, de glisser sur la même pente, et l’on s’éloigne de plus en plus du point de départ, et le point de départ finit par démentir le point d’arrivée.

                                                                                                                

S

Suzanne, S comme salosaints

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Croûtes de peinture sèche, bouts de bois repeints, clous. 75×102 cm. Tableau signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1948.

Plusieurs titres en haut à la peinture noire : Suzanne, S comme salosaints (et vous l’êtes) (nous le sommes) ? (des clous à bois) (des rats) (toute la lyre) fais gaffe au nazi. Sale miss qu’on dit (pour quoi ? pour qui ?). Structures de traits entrecoupés qui forment des triangles de couleurs diverses. Un grand S blanc avec un dessin noir arraché en son milieu. En bas, à droite le S du dictionnaire et ses images de sacs, soleil, spirales, Saturne, sanglier, serpents, ss attention au nazi, le satane, ce mal déguisé en fonctionnaire obéissant. Le Lettrisme est là pour dénoncer les dérapages de l’humanité. Au milieu du tableau, un système solaire rougeoyant entouré de satellites, de traits de papiers collés, de croûtes de peinture, de bouts de bois englués de peinture et un clou à bois. Un jeu de solitaire qui ressemble à ce bois travaillé en osier pour battre la poussière des tapis. Mais que veut dire le titre Suzanne, alors qu’étrangement aucune femme n’apparaît sur cette toile, ce qui est rare chez Roberdhay. Peut-être parce que la sexualité suggérée par Suzanne, l’activité érotique, le plaisir, le désir, le sentiment d’amour, éléments fondamentaux de la vie et qui peuvent faire la grandeur ou la décadence d’une société humaine, restent un scandale pour beaucoup de nos contemporains. Ils préfèrent les ignorer ou les vilipender. Même si l’antique conseil : Semel in hebdomada, est de n’avoir qu’une fois par semaine des rapports sexuels, il reste largement valable de nos jours, malgré son goût suranné de médecine d’antiquité. Cependant, deux fois par semaine constitue une bonne moyenne et que trois fois ne peut pas nuire. Le S commence d’ailleurs les chiffres six et sept, mais de là à avoir des rapports six à sept fois par semaine réclame un héroïsme que peu d’homme est capable d’assumer à la longue. Si bien qu’un homme salosaint de bonne constitution a en moyenne, dans ses soixante à soixante-dix ans d’œuvre conjugale, de six mille à sept mille fois fait appel au sexe, orgasme oblige. Cependant, on ne saurait enregistrer ce constat pour l’ériger en loi stricte : on voit mal les gens compter leurs exploits et s’inquiéter de n’être pas encore parvenu au résultat escompté ou de l’avoir dépassé depuis belle lurette.

Cette Suzanne, ne serait-ce pas cette femme qui se vendait au nazi pour pouvoir survivre pendant la guerre ou pour lui soutirer des renseignements qu’elle transmettait aux alliés ? Sale miss, pour quoi ?… Pour qui ?… Sale femme d’un certain côté mais sainte femme de l’autre. Nous avons tous ces deux aspects, le salaud d’un côté et le sacré de l’autre : salosaints, nous le sommes tous plus ou moins, sacrosaints très rarement, seulement les élites parmi les élites. Le prophète Ezéchiel (XVI, 17) ne parle-t-il pas avec courroux de la femme impure qui s’est souillée, la Jérusalem pécheresse, pour l’appeler à faire Techouva, à revenir à Dieu : « Et tu as pris tes belles parures faites de Mon or et de Mon argent que Je t’avais donnés et tu t’es confectionné des simulacres de mâles et tu t’es prostituée à eux. » A cette époque la volupté avait une grande emprise sur Israël. Et les peuples ennemis d’Israël s’y adonnait par idolâtrie. Mais cette Suzanne s’est prostituée pour la bonne cause. Peut-on l’accuser de prostitution ou alors de volonté de survivre, s’est-elle déshonorée ou bien s’est-elle dévouée pour sauver la communauté des hommes ?

C’est à ce discours sans fautes qu’il faut s’astreindre, à cette science rigoureuse, qui n’est pas la science des savants et qui est plutôt une ascèse. Il faut se sentir provisoirement moins inquiet lorsque, après avoir longtemps tourné en rond, creusé et trituré les mots, exploré leurs résonances sémantiques, analysé leurs pouvoirs allusifs, leur puissance d’évocation, l’on vérifie qu’on ne peut décidément aller outre…

                                                                                                                

T

Ôtez le trait au té et vous l’aurez au Ô

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Technique mixte. Collages, huile et acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. 75×102 cm. Tableau signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1948.

Un titre en haut qui barre le tableau : Ôtez le trait au « T » et vous l’aurez au « Ô », le O celle, scelle, Hellé. C’est du Lettrisme et en 1948, c’est révolutionnaire. Le té est une double règle en bois utilisé par les dessinateurs, composée de deux branches, dont l’extrémité de la plus grande s’assemble au milieu de l’autre petite à angle droit. Inusitée de nos jours, elle n’est guère employée que rarement par les architectes ou les menuisiers pour tracer des angles droits sur des pièces à découper ou à assembler. Actuellement, l’ordinateur fait cet office automatiquement, mais dans la pratique, en construction par exemple, on trouve des fers en té pour assembler les croisées. Donc si vous ôtez, si vous enlevez, le trait au Té, ôtez, il ne vous reste plus que le Ô sans tez et vous l’aurez au « O », ou bien au « Q » pour rester poli, car sans ses deux traits le té n’indique plus le bon angle droit. Par contre, la suite est plus énigmatique, puisqu’il s’agit d’une femme, O celle qui scelle sans selle, Hellé qu’il l’appelle, et là l’explication est plus ardue, même si c’est une allusion à sa femme Odette dont le prénom commence par un O. Il l’a d’ailleurs dessinée au trait : son pourtour au crayon noir pour la face et en peinture noire pour le reste du corps, au milieu de la croisée, au-dessus des cartes topographiques des deux faces de la Lune. Une mention, écrite au crayon noir, de la main de Roberdhay explique sa démarche : (Entre parenthèses, mon T s’est cassé, et comme j’aimais cet objet, j’en ai fait un tableau. Excusez du peu.) (Merci) (je n’ai pas voulu le jeter) (encore merci) (à la ronde) (le clown salue). Une autre mention à la peinture rouge et noire : Visez, mais visez juste. Autrement dit, même si vous possédez un té, il faut malgré tout un certain savoir faire et ouvrir l’oeil pour viser juste, pour tirer un trait. Vous tirez un tiret au té, vous tirez un trait avec un té et par jeu de mots collatéraux : vous ôtez (ôter = tirer) un trait au té et vous l’aurez au O. Sans le tez, il ne reste plus que O, c’est-à-dire la femme, toute en rondeur, Odette. Si le O est la femme, le té est donc l’homme, vu la configuration de l’outil. On peut dire qu’un té est plutôt l’outil de l’homme. Comme son té s’est cassé, il n’a plus qu’à le coller avec tact sur un tableau pour l’immortaliser au lieu de le jeter. Jeu té. Jetée. Je t’ai.

Pour tirer, il faut viser, il faut une visée. Pour atteindre le tigre, là dans le rond de la cible à gauche du tableau, prêt à bondir. Ou pour tirer un tiret, un petit trait dans le rond du côté droit où est collé un morceau du té repeint en blanc et bleu sur le bois marron. Le té cassé et ses morceaux ont été collés pour former une croisée, comme pour barrer le tableau, ou pour viser juste l’astronomie de la Lune, l’anatomie de la topographie de la Lune, au milieu du tableau. Au bout de la grande barre du té recomposé en peinture où est dessiné en négatif un é blanc, il y a un trou pour pouvoir le poser sur un clou, de loin c’est comme un point. L’artiste a inscrit au crayon noir, en regard du trou : un point (à la ligne), (ou bien un trait à la ligne). En réponse au dessin au trait de la femme en haut de la croisée, vous avez la lettre T entourée d’images représentant des mots qui commencent par la même lettre : une tour, une tente, un tricycle, un tableau, un taureau, un toréador, un trouffion, tant est que le T a l’allure d’un homme au garde-à-vous, qui pose pour la postérité ou bien d’une femme témoin, modèle qui pose pour l’artiste. Le T évoque la balance, dont la forme trinitaire, avec la tête et les deux bras, évoque la silhouette humaine. D’ailleurs, cette lettre commence le chiffre trois. La température monte…

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U

À U et à dia

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. 75×102 cm. Tableau signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 1948.

Le titre est noté au crayon noire dans la marge en haut, à gauche : À U et à dia. La présence d’un jeu de mots ne doit pas étonner, il s’agit du Lettrisme et la lettre U répond au jeu de mots en étant collé au centre de la toile. Tirer à hue et à dia est une expression familière qui signifie agir de façon contradictoire, un pêle-mêle de l’action, mais sans doute pas de façon absurde. On imagine cette diligence conduite par plusieurs fiacres : l’un tire les chevaux à gauche, le deuxième à droite, le troisième veut les arrêter, le quatrième, au contraire, les fouetter pour aller plus vite, le cinquième veut retourner en arrière… un peu comme les ministres des gouvernements des pays avancés de nos jours qui, sous couvert de liberté d’expression et d’action, mènent souvent l’État ou son économie au bord de la débâcle et plongent nos concitoyens dans la plus profonde perplexité. Là le jeu de mots, ou bien on devrait dire le jeu de lettres, est de remplacer les mots, ou les lettres, qui ont une même consonance par leurs équivalents. Ce qui a pour résultat de nous donner le sourire : si agir de façon contradictoire est de coller sagement au milieu du tableau la lettre U à la place de hue, où sera donc le dia ? La réponse est claire : le dia est tout ce qui n’est pas le U, c’est-à-dire tout le reste du tableau, les pages choisies ici dans le labyrinthe du dictionnaire étant celles de toutes les lettres en plus de celles du U, pour nous démontrer, chacune à sa manière, qu’un U n’existe que par l’idée qu’on s’en fait, comme d’ailleurs c’est le cas pour toutes les autres lettres… Par contre, le U commence le chiffre un et il s’agit d’unifier tous nos efforts pour réussir car l’union fait la force, dit-on.

Quelque chose est insupportable dans le monde tel qu’il est car rien ne peut se suffire à soi-même, personne n’est capable de se définir en tant que tel, sui generis, par sa propre existence. En effet, chaque lettre a besoin de ses consoeurs pour devenir communicable à autrui, personne ne peut s’exprimer par lettres interposées, uniquement, sans les mots. Tous les chemins de toutes les lettres mènent à toutes les autres lettres pour former des mots, un discours intelligible et communicable à autrui. Dans ce tableau, le U serait un cul-de-sac, une voie sans issue, et l’on serait obligé de prendre toutes les autres directions possibles pour former les scènes du tableau. Des mains forment des lettres en parler silencieux pour les sourds et nous montrent en même temps la direction à suivre, comme les flèches d’orientation de la bonne route. Au passage, nous croisons des planches dessinées prises dans les pages du dico, collées dans les carrefours vitaux, encadrées, vues comme au travers de fenêtres ouvertes. Le mérite de toutes les lettres rejaillissent sur toutes les autres, à hue et à dia, pêle-mêle, oui, mais pêle-mêle intelligent et organisé, même s’il est collatéral à l’absurde.

Vouloir établir des repères au travers des lettres n’est pas facile, chacune est le témoin de la diversité qui règne en ce monde pourtant défini comme limité, dans le temps et dans l’espace. Dans cette mer de littérature, dans ce vocabulaire infini, dans ces consonances à double, voire à triple sens, le lettrisme en rajoute par l’absurde qui est un ordre autre que celui auquel nous sommes habitués. Pouvons-nous jeter l’ancre un seul jour ? est la question écrite au crayon noir par l’artiste dans une bulle de bande dessinée.

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V

Comme lumière

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Toile de Vermeer. Trombone en métal. Fusible en plomb. Epaisseur d’encre noire typographique d’imprimerie. 75×102 cm. Signé et daté en bas à droite, Roberdhay, 48.

Le titre en noir apparaît en haut, à gauche : V comme Lumière ; et aussi au crayon, par en-dessous. C’est un raccourci : V comme Vermeer qui a utilisé les jeux de lumière. La lumière de Vermeer de Delft dans ses toiles est d’un ultime raffinement, sa profondeur des jeux de lumière et de matières est inégalable. La vitesse de propagation de la lumière, constituée par des ondes électromagnétiques, dans le vide, est de 300 000 km/s ; donc V comme vitesse de la lumière dans le vide. D’où le proverbe populaire : rien ne sert de courir, il faut partir à point. Quelle vanité des vanités pour l’homme de le voir courir les 100 mètres en dix secondes et en faire tout un plat ! A la substructure non figurative de ses formes, Roberdhay a rajouté une représentation iconique de la couseuse de Vermeer. A quel ouvrage la couseuse appliquée et concentrée s’affairait-elle pour avoir mérité de nous faire découvrir la lumière de Vermeer ? Tissait-elle un canevas de fil d’or ou de fil de plomb ? A gauche deux lettres typographiques qui composent le mot Or, la lumière de l’or en caractères en plomb de la typographie classique. Le terme Or veut dire lumière en hébreu. Il n’y a pas plus obscur que le plomb, utilisé aussi en typographie, ni plus dangereux pour la santé de l’homme qui le côtoie sans cesse. A tel point qu’une loi sociale oblige toute industrie qui emploie le plomb à fournir du lait à ses ouvriers pour contrer son intoxication. Du lait et non pas du vin. En effet, l’ingestion ou l’emploi des sels de plomb comme le minium, le blanc de céruse, expose à des accidents graves connus sous le nom de saturnisme. A propos de vin, la lettre V commence le chiffre vingt. Quel rapport, me direz-vous ? Certains diront qu’il faut cueillir le raisin à la pleine lune, ce qui arrive à peu près le dix de chaque mois et il reste vingt jours suivants à travailler dans la cave et le cellier.

La lumière de la toile de Roberdhay est obtenue par le contraste du tableau de Vermeer avec le fond des pages du dictionnaire étalé, collé sur le bristol de qualité supérieure, en vélin off-white. Un dé à coudre, du fil de plomb, des lettres en or, de la lumière impalpable, de la peinture, des croûtes d’encre séchée et du papier vélin, de la toile, tout ce qui devrait être jeté, même la poussière, tout cela s’intègre dans son amour pour reprendre une place digne dans la vie, à savoir dans son art. C’est tout ce que demande l’artiste pour traduire les profondeurs de son âme de lumière. Sans compter les couches intermédiaires, nous avons donc au moins cinq strates de collages, comme ceci : la toile de Vermeer collée sur une planche entière d’étiquettes du Moulin de Ville Arles supérieur collée sur les pages du dictionnaire étalé collées sur le papier vélin bristol marouflé sur toile de lin vierge tendue et préparée, contrecollée en blanc. Vertigineux.

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WXY

Signes éclairés

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Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. 75×102 cm. Signé et daté en haut à droite, Roberdhay, 48-49. Le titre apparaît en haut à gauche en noir : Signes Eclairés.

Avec les dernières lettres de l’alphabet WXY, collées à partir de la page du dictionnaire, apparaissent aussi les premières lettres ABC peintes en noir, et un petit poème lettriste par en-dessous. Le Z fera certainement l’objet d’une toile à part, bien qu’il soit présent, illustré en bas à droite, ainsi que le U, le V et le T. Les lettres n’ont pas de vie propre ici-bas, elles n’ont de signification pour l’homme qu’accompagnées par nombreuses de leurs consoeurs. Si bien qu’il est impossible de compartimenter chaque lettre en occultant, voire, en ignorant les autres. Elles forment ensemble un tout, et c’est ensemble que se dessinent le sens et la communication. Les lettres sont des signes illuminés de sens et non des signes abstraits impersonnels. Elles indiquent le contenu des mondes, elles prennent des postures érotiques comme ce corps de femme langoureux qui a la silhouette de la plupart de ces lettres. La femme s’étire et c’est un X qui apparaît, désarmant les épées croisées, elle s’ébouriffe les cheveux et c’est un Y qui lève les bras au ciel, priant pour la venue de la miséricorde, elle s’assoit, les jambes croisées, et c’est un W avec ses wagons attachés à la locomotive.

Selon le Zohar, les lettres hébraïques indiquent les lumières qui éclairent le monde de signification. Elles sont perceptibles dans leur signification du réel et imperceptibles quand elles correspondent au mystère suprême, dans leur traduction de l’Ineffable, depuis la pensée jusqu’à l’écrit en passant par la parole. Lors de la prière et de ses bénédictions, il faut ajuster sa pensée à sa foi comme si la première adhérait à l’En Haut, pour réunir le Nom de Dieu dans ses lettres, le tétragramme divin de quatre lettres réuni en une seule intuition, et y inclure les dix forces universelles, telle une flamme liée à la braise. Les lettres sont telles les flammes liées à la braise, la pensée à la foi, et elles illuminent les ténèbres. Ce n’est que par l’arrangement des lettres en mots que se transmet la circulation de la conscience, les notions et les définitions, la pensée et la foi, et cela demande de la patience. Une indication de sens prend du temps, c’est un long et patient apprentissage, une science et une conscience, comme Einstein le précise : une indication de temps n’a de sens que si l’on indique le corps de référence auquel elle se rapporte. Les corps de référence sont les lettres, ces chevaux de feu qui galopent à travers l’univers, leur assemblage pour illuminer les mondes est une question de temps. Ce temps qui n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous même et de notre état intérieur, selon Kant, dans sa Critique de la raison pure.

Un cadre entoure les lettres concernées qui rappelle le cadre du tableau lui-même. Ce dernier est dramatisé par deux doubles cercles concentriques qui se joignent au milieu du tableau, lieu des lettres. Un grand rond englobe le tout, barré par une croisée qui part des extrémités extérieures. La toile s’articule dans ces grandes perspectives sans en prendre le mouvement puisque les différentes scènes de la toile sont comme autonomes par rapport à ses grandes lignes. Un verre est posé sur les lettres, est-ce un vase rempli d’un petit bouquet de fleurs disproportionnément petit ou un verre rempli d’une seule rose qui déborde de la lèvre supérieure ? Mignonne, allons voir si la rose…

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Z

« L’insolite »

Huile rehaussée d’acrylique sur papier bristol vélin marouflé sur toile. Collages. Dessins à la plume. Papiers peints. 75×102 cm. Tableau signé en haut à droite et daté : Roberdhay, 49.

Le titre est inscrit en haut à gauche à la peinture noire : « L’insolite » et au crayon noir : L’insolite… mots dans le dictionnaire qui sont aussi repeints en bas à gauche en noir. Le Z est encadré puis barré en croisé, le tout est dans un grand rond, comme la course circulaire des signes du zodiaque. En parcourant les mots du dictionnaire, Roberdhay aiguise sa curiosité mais ne cherche pas un mot précis, il ne s’applique pas à trouver une définition exacte d’un terme connu. L’insolite se livre à lui sans qu’il fasse l’effort archéologique de le puiser dans les pages du dico. L’ordre arbitraire qui relie les mots du dictionnaire permet à l’esprit de vagabonder dans des associations d’idées fructueuses, car après tout, quelle logique maintient les signes du zodiaque entre eux ? Comment se fait–il qu’on ne puisse fabriquer des significations, des mots, des sens avec des lettres telles que I, J, K, Z ensemble alors qu’avec d’autres, cela prend sens, objet désigné, zébu animal ?

Ainsi Roberdhay fait tout pour que le spectateur puisse vagabonder à travers les lettres, les mots et les pages étalées afin qu’il ait cette impression vertigineuse que tant de personnes ont éprouvée en subvertissant par distraction ou par accident l’usage du dictionnaire. Les lettres sont insolites parce qu’elles ne sont pas à l’origine des lettres françaises mais proviennent de différentes sources, de l’hébreu, du grec, du latin, du phénicien, de l’arabe, des hiéroglyphes, du japonais, du chinois, de l’anglais, de l’espagnol, du portugais, du russe, de l’allemand, des signes, des onomatopées, des phonèmes, etc., du mélange des nations, du pêle-mêle de la parole : res nullius, la chose de personne, la terre, l’art, le langage n’appartiennent en propre à personne. Il s’agit de découvrir ainsi ce qu’on n’oublie jamais : la vraie culture, c’est-à-dire le plaisir partagé, la communication de la parole, la transmission d’un savoir d’initiés. Désormais, on comprend pourquoi le A débute l’alphabet mais on ne s’attendait pas à voir le Z le terminer. C’est donc un drôle de zèbre. De plus c’est la lettre qui commence le chiffre zéro, on ne saurait mieux dire.

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